Alexandre : un alibi pour la colonisation ?
À partir de 1890-1900, l’œuvre d’Alexandre est présentée de manière très positive. Son action civilisatrice est mise en exergue pendant plusieurs décennies où les puissances européennes mettent en œuvre une politique de colonisation à grande échelle.
Cette exaltation de l’œuvre constructive d’Alexandre est présentée à l’aide de l’analyse déjà proposée par Droysen, qui soulignait les avancées économiques introduites en Asie par Alexandre et la conquête européenne, à savoir : la mise en valeur agricole par le développement de l’irrigation ; la monétarisation des trésors immobiles des Perses, qui favorisa l’essor du commerce ; de même, les fondations de villes nouvelles qui deviennent des carrefours ; l’ouverture de routes sûres parcourues de caravanes de marchands…
Prenons un seul exemple, particulièrement frappant. Droysen parle de la « restauration du système du système des canaux babyloniens ». Le terme ‘restauration’ est clair : Alexandre, selon Droysen, a remis en état un système qui ne fonctionnait plus à l’époque de Darius III.
Barrages sur le Tigre
On retrouve une idée connexe chez Wilcken et chez Altheim : « Il fait enlever les défenses que les Perses avaient établies dans le lit du [Tigre] pour prévenir les attaques venant du côté de la mer… Les Perses, n’ayant pas de flotte, avaient établi des barrages pour se protéger contre une attaque venant de la mer ; ces barrages tombèrent ».
Dans les marais du Chatt-el-Arab
On retrouve aisément l’origine de la thèse, en lisant sans recul des passages d’Arrien et de Strabon. Pourtant dès 1850, Chesney mettait en doute le caractère défensif des ouvrages : « La destruction de ces murs peut avoir été favorable pour la navigation, mais très dommageable sous d’autres points de vue, et en particulier en diminuant les productions du pays, à l’accroissement desquels les Assyriens avaient consacré tant d’efforts remplis de succès ».
En 1888, Delattre opposait également des arguments de bon sens : « Il semble incroyable, comme le prétendent Arrien et Strabon, que les Perses aient jamais redouté l’invasion de leur empire par des flottes venant du Golfe Persique et remontant les fleuves. D’où seraient-elles parties ? Pourquoi, dans l’hypothèse, des digues si loin de la mer ? ».
Rien n’y fit. Ces commentaires ne furent pas lus ou pas suivis, on continua de répéter sans cesse les premiers commentaires de Droysen, sans même revenir aux textes et aux contextes. La raison d’un aveuglement aussi durable est simple : ce que Droysen avait baptisé « succès économiques d’Alexandre » devint partie intégrante et constitutive de la présentation canonique du conquérant, dans quelque pays européen que ce soit, et, je le constate, elle le reste dans nombre d’ouvrages publiés encore de nos jours. (1)
Alexandre au service de l’expansion coloniale ?
Il est assez aisé de comprendre pourquoi et comment Alexandre fut ainsi instrumentalisé, à l’époque même où les grandes puissances européennes se lancent dans une vaste politique d’expansion coloniale. Celle-ci, en France, se développe surtout après la défaite de 1870.
Il faut imposer l’idée coloniale à une opinion publique qui lui est majoritairement hostile. C’est dans l’histoire de l’Antiquité que théoriciens et publicistes, historiens et géographes, vont chercher les précédents, qui doivent prouver que la France doit elle aussi se lancer dans l’aventure, si elle veut conserver son statut de grande puissance.
En raison de l’histoire ancienne des pays qu’elle conquiert en priorité, en Afrique du Nord, les auteurs français se réfèrent préférentiellement au précédent romain, aimant développer l’idée que les soldats et colons français viennent restaurer une prospérité agricole créée par la colonisation romaine puis ruinée par l’invasion arabe.
Mais Alexandre est lui aussi amené en guise d’appui discursif et démonstratif. Je n’en citerai qu’un exemple. À la veille de la guerre de 1914, un certain Commandant Raynaud entend exalter la continuité entre la politique de colonisation d’Alexandre et le système de protectorat que la France entend imposer au Maroc :
« Nous demanderons au héros macédonien une leçon de colonisation qui, pour être vieille de plus de deux mille ans, est néanmoins pour nous, aujourd’hui surtout, d’une brûlante actualité…Seul de tous les peuples européens nous allons mettre [cet exemple] en pratique au Maroc ». (1)
L’histoire du Proche-Orient, « kidnappée » par Alexandre
Mais, si l’image d’Alexandre change complètement, l’image négative de l’Orient demeure, je dirais même qu’elle se durcit encore. Pour une raison simple : de la même manière que la colonisation européenne passe sous silence l’histoire des pays et des peuples colonisés, de même l’accent mis sur les progrès induits par la conquête d’Alexandre suppose que l’on lui attribue toutes les réalisations techniques et culturelles connues au Proche-Orient ancien.
Longtemps oubliée par les assyriologues et les égyptologues depuis les conquêtes de Cyrus et de Cambyse en 539 et 525, l’histoire du Proche-Orient fut kidnappée à partir d’Alexandre par les classicistes, qui y ont pénétré dans les fourgons de l’armée d’Alexandre, sans rien connaître aux pays et à leur histoire.
Héritée de l’Antiquité, la subordination épistémologique de l’histoire achéménide à l’histoire d’Alexandre et du monde colonial hellénistique n’est pas le simple effet de l’ignorance : elle est le fruit idéologique d’une assimilation entre l’empire de Darius III et l’Orient ou l’Afrique de Cecil Rhodes, de Kitchener ou du Général Bugeaud, tous anxieux de s’identifier aux grands capitaines du passé européen, dont Alexandre était présenté comme le prototype fondateur, tandis que les hommes politiques et nombre d’historiens de profession développaient l’idée d’une expansion européenne continue depuis les conquêtes d’Alexandre. (1)
(1) Pierre Briant - La tradition gréco-romaine sur Alexandre le Grand dans l’Europe moderne et contemporaine
Ajouter à mes favoris Recommander ce site par mail Haut de page