La légende d’Alexandre en Perse
Il y a deux Alexandre, celui de l’histoire et celui de la légende. Celui-ci est le seul qu’ait connu l’Europe du Moyen Âge, et le seul que l’Orient ait jamais connu. De son vivant déjà, la légende avait commencé : elle s’était formée, au fur et à mesure de ses courses et de ses conquêtes, dans l’imagination ébranlée de ses soldats. Alexandre avait voulu être dieu, il l’était : non, il est vrai, comme il l’avait rêvé, fils de Jupiter Ammon, conçu des embrassements du serpent mythique ; homme par sa naissance, homme par sa mort, mais au-dessus de l’homme par sa vie.
Souvenirs historiques, agrandis et déformés, fables et contes flottant dans l’imagination orientale et recueillis au passage par l’imagination grecque, qui les fixait sur le nom de son héros, tous ces éléments vinrent se combiner dans le Pseudo-Callisthène, sous la main des rhéteurs d’Alexandrie. Ces contes, traduits, abrégés, paraphrasés en vingt langues, allèrent, durant des siècles,émerveiller les peuples d’Europe et d’Asie, d’Écosse en Arménie, d’Espagne en Syrie, du manoir féodal du baron français à la tente du nomade arabe.
Alexandre est en Perse un héros national
Iskander(Alexandre) conversant avec l'arbre waq-waq
Illustration du Shanamêh, le Livre des rois - XIVe siècle
L'arbre waq-waq est un arbre mythique persan, de lointaine origine indienne, dont les branches ou les fruits se transforment en têtes d'hommes, de femmes ou d'animaux monstrueux (selon les versions) qui hurlent "waq-waq" ("glapissement" en persan).
Héros populaire en Europe et en Orient, Alexandre fut et il est, en Perse, un héros national. L’orgueil iranien refusa de voir un conquérant dans son vainqueur et fit couler dans ses veines le sang royal des Kéanides. Le Pseudo-Callisthène avait montré la voie : rédigé en Egypte, dans la cité d’Alexandre, il avait fait du héros macédonien l’héritier des souverains d’Égypte, le fils du roi magicien Neclanebus.
Alexandre devint, en Perse, le fils de Dârâb, roi des rois. Dârâb, vainqueur du roi de Roum, Filiqos, lui avait imposé tribut et reçu sa fille en mariage ; il la renvoya le lendemain de ses noces, mais elle était enceinte, et mit au jour un fils, qui fut élevé comme fils de Filiqos jusqu’au moment où il fut en âge de revendiquer ses droits d’héritier contre un frère puîné, né d’une autre femme, Dârâ (le Darius de l’histoire).
La victoire d’Iskander n’est donc point l’écrasement d’Iran par Roum, c’est le passage d’Iran d’un maître légitime à un autre non moins légitime : ce n’est point un Roumi qui usurpe le trône de Djemshid, c’est un Kéanide qui succède à un Kéanide : « Hier au soir, dit l’Iskander de Pirdousi, quand il rencontre Dâra mourant, hier au soir quand des vieillards m’ont appris la chose, mon cœur s’est gonflé de sang et mes lèvres de plaintes. Nous sommes d’une même branche, d’une même souche, nés dans la même pourpre : pourquoi par ambition détruire notre race ? » Une bénédiction s’élève de la terre d’Iran quand il monte sur le trône, car ses paroles sont toutes de justice : il la fait régner sur toute la face de l’univers, et le désert se peuple et se féconde.
Les chroniqueurs lui donnent le second rang entre les grands hommes de la Perse, entre « les dix héros qu’on célèbre comme les phénix de leurs siècles, et comme des hommes incomparables. » Fils de Dârâb, fils de Bahman, c’était « un grand roi, sage et savant, possédant la science des vertus, des simples. Il avait été disciple d’Aristote, qu’il fit son conseiller d’État, de qui il tint les principes, et à qui il fit écrire l’histoire naturelle dans toutes ses parties. Il se rendit maître de la Grèce, de la Chine, de la Tartarie et des Indes. »
Iskander : une tradition nationale d’origine étrangère
Cette tradition nationale n’est pourtant pas spontanée. [Dans ses Antiquités iraniennes,] M. Spiegel a montré que la légende d’Alexandre, telle qu’elle paraît en Perse, est d’origine étrangère et n’a rien de commun avec l’épopée purement iranienne. Il suffit de lire le récit de Firdousi, en faisant abstraction des épisodes musulmans, pour y reconnaître un écho fidèle du Pseudo-Callisthène. On a d’ailleurs le témoignage direct de la plus estimée des chroniques persanes, le Modjmil-ut-Tewarikh :
« Les philosophes grecs ont beaucoup de traditions sur la sagesse, les discours et le tombeau d’Alexandre ; elles ont été traduites en arabe, et Firdousi en a mis une partie en vers. »
Donc dans cette partie de son œuvre, Firdousi ne suit pas ses sources ordinaires, les ballades populaires, les contes des Dih-kans, les récits du Livre des Souverains : ce ne sont pas des voix iraniennes dont il nous fait entendre, comme dans le reste de son livre, le lointain écho.
Alexandre en conversation avec un khan
Illustration des Cinq Poèmes de Nizami
miniature persane du XVIe siècle – British Library
Cependant, tout en reconnaissant que la légende persane, sous sa forme classique, est étrangère et non nationale, peut-être faut-il admettre qu’à tout le moins le nom du héros s’était maintenu vivant dans la pensée populaire, de sorte que le jour où les récits grecs s’introduisirent en Iran, ils éveillaient des souvenirs lointains, mais puissants : la Perse aurait-elle pu reconnaître en lui un héros national, si elle l’avait oublié tout entier et avait dû rapprendre son histoire à une source étrangère ?
Une croyance nationale ne s’importe pas du dehors et doit avoir germé dans le sol même où elle croit ; n’est-ce pas parce que la Perse se rappelait Alexandre, parce qu’elle l’avait admiré et aimé, qu’elle accueillit avec tant d’enthousiasme les récits du dehors qui parlaient de sa gloire ? N’est-ce pas parce qu’elle n’avait jamais séparé son nom de sa propre histoire qu’elle put les rattacher si étroitement l’un à l’autre dans la suite ?
Cette continuité de la légende, ou du moins du souvenir, il est impossible de l’établir directement, il est impossible de prouver que le nom d’Alexandre était resté un nom populaire en Perse à travers les douze siècles de révolutions politiques et religieuses qui séparent sa mort de l’instant où la légende s’offre à nous pour la première fois et déjà formée de toutes pièces. Mais il est une branche de la famille iranienne, depuis longtemps séparée de la famille, qui a conservé un souvenir direct, semble-t-il, du conquérant : ce sont les Guèbres ou Parsis, c’est-à-dire les derniers représentants de la religion qui régnait en Perse quand parut Alexandre. Ce souvenir rappelle bien peu celui qu’il a laissé en Iran : le héros admiré là-bas est à Bombay un tyran exécré et maudit. Mais cette différence même semble un indice que nous ayons là une source indépendante, et il importe de la remonter aussi loin qu’il sera possible.
Alexandre brûle les livres sacrés des Zoroastriens
Le Père Gabriel de Ghinon, qui avait visité les Guèbres de Perse une vingtaine d’années avant Chardin nous fait connaître les raisons de leur haine :
Feu sacré des Zoroastriens à Yazd
Zoroastre avait rapporté du Ciel « sept livres de Loi que Dieu envoyait à ces peuples, pour être dirigés dans le chemin du salut ; sept autres, qui contenaient l’explication de tous les songes qu’on pouvait avoir, et sept autres ou étaient écrits tous les secrets de la médecine et tous les moyens possibles pour se conserver longtemps en parfaite santé.
Ils disent que, quand Alexandre le Grand soumit leur pays, après leur avoir fait une cruelle guerre, il envoya les quatorze livres qui traitaient de la médecine et de l’explication des songes en Macédoine, comme une rareté qui surpassait toutes celles de la nature et, voyant qu’il ne comprenait rien de ce qui était écrit dans les sept autres, où était écrite toute leur loi, et que même ils étaient écrits en une langue qui n’était entendue que des Anges, il les fit brûler.
Après sa mort, qui fut une juste punition de sa témérité et de sa ma- lice, leurs docteurs, qui s’étaient sauvés du carnage et avaient fui sur les montagnes pour conserver leur vie et leur religion, se rassemblèrent, et, voyant qu’ils n’avaient plus de livre, en écrivirent un de ce qui leur était resté en mémoire de ceux qu’ils avaient lu tant de fois. »
Les témoignages écrits venant des Parsis mêmes confirment les renseignements du Père de Chinon :
« Des vingt et un Nosks de l’Avesta, disent les Rivaets, Iskander le Roumi fit traduire en roumi tout ce qui traitait d’astrologie et de médecine et fit brûler le reste de l’Avesta ( puisse l’âme d’Iskander en brûler dans l’enfer !), et quand il eut péri, les destours s’étant assemblés en conseil réunirent tout ce qu’ils avaient retenu de mémoire ; ils écrivirent ainsi le texte complet du Yasht ( Yaçna), du Vispéred, du Vendidâd, du Fravashi Yasht, du petit Avesta, du Daroun, de l’Afrinagân, du Chidah-i-Vadjarkard et du Bundehesh. Ils n’écrivirent pas tout, parce qu’ils ne se rappelaient pas tout. »
La conquête d’Alexandre fut suivie, suivant le Kissah-i-Sandjân d’une longue décadence religieuse, à laquelle mit fin la dynastie nouvelle fondée par Ardeshir le Sassanide :
« Sikander brûla les livres de la révélation ; pendant trois cents ans la religion fut bas, et durant tout ce temps les fidèles furent opprimés. Après cela, durant de longues années, la vraie foi trouva protection : quand le roi Ardeshîr eut pris le sceptre, la vraie foi se trouva rétablie et son excellence reconnue à travers l’univers. »
Ces textes sont récents ; le dernier est de la fin du XVIe siècle, et cette tradition est en telle contradiction avec tout ce que l’on sait de la politique d’Alexandre, que l’on a été quelquefois tenté de voir là une confusion établie entre la conquête d’Alexandre et la conquête arabe : ce sont les méfaits des successeurs d’Omar qui auraient été reportés au conquérant macédonien. (1)
(1) James Darmesteter - La légende d’Alexandre chez les Parses
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